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Aujourd’hui, j’ai croisé Emmanuel Cuénod

À quelques jours de la 22e édition du Festival Tous Ecrans… pardon du Geneva International Film Festival Tous Ecrans, j’ai croisé Emmanuel Cuénod dans les couloirs du Grütli à quelques mètres des bureaux en effervescence. Nommé en 2013 à la tête du GIFFTS, il s’apprête à franchir le cap des 3 ans et de voir son mandat reconduit… ou pas. Témoin d’un pré-Cuénod et d’un post-Cuénod, je ne me fais pas trop de soucis, ceci étant dit, quant à son avenir. À moins qu’on ne vienne chercher (à nouveau) cet ancien libraire pour de nouvelles aventures… car oui, sachez le, Emmanuel a travaillé à la librairie du Boulevard, avant de devenir journaliste pour la TdG, avant de faire de la production chez Rita Films, avant de rénover Ciné-Bulletin, etc.

Et puisque le passé nous intéresse, comment devient-on directeur général et artistique d’un festival cinématographique à Genève, dans un pays où le cinéma n’est honnêtement pas le premier (et ni le dernier) attrait qui nous vient à l’esprit?
En faisant des bêtises… (rires communs). Le Festival Tous Ecrans est un reflet du cinéma, de la télévision et maintenant aussi de la culture digitale du monde à Genève et non pas, un reflet de la création suisse pour le reste du monde.
En fait, je ne me suis pas personnellement posé la question du festival avant que l’opportunité se présente. Il n’y avait ni projet, ni de plan de carrière.  Je l’avais même critiqué en tant que critique à la Tribune de Genève. Je n’avais pas compris à l’époque le rapport entre le cinéma et la télévision et dans ce sens, Tous Ecrans a été précurseur. Par contre, j’ai toujours considéré que le festival faisait parfois un peu de tout, un peu n’importe comment. Tout était dans le même panier et c’était au public de trouver les perles. Je me suis servie de cette réflexion pour le transformer et le réformer. Nous avons donc fait un énorme travail pour mieux définir chaque segment et secteur d’activités. Quant on aborde la question du cinéma, il y a vraiment une sélection pointue et assez ouverte comme la section Highlight Screening. Quant on parle de la télévision, autour de la série télévisée par exemple, il y a vraiment un regard d’expertise. Et puis il existe tout le champ de la culture digitale et de la réalité virtuelle qui est explorative.
Aujourd’hui, dans l’espace intime des gens, leur monde d’images n’est pas fait que de cinéma. Il est fait aussi de télévision et de toutes ces nouvelles formes émergentes. Ces différents écrans sont les vecteurs de différents formats artistiques dans l’audiovisuel. C’est notre approche au sein du festival, notre singularité d’être à l’intersection. 

Cette singularité est-elle à l’origine de votre démarche?
La première chose qui m’a donné envie de diriger ce festival, c’est la volonté de l’équipe de vouloir changer les choses. Aussi bien au niveau du comité que des équipes. Dans un deuxième temps, c’est la mission en tant que telle: réformer une manifestation, pouvoir lui donner un nouveau visage, c’est fascinant et excitant à la fois. Je pense être quelqu’un qui est plus dans la réforme que dans la gestion. Enfin, j’avais le sentiment de pouvoir imprimer une ligne, une marque, quelque chose qui représente une certaine conception de l’audiovisuel. Et avec de la chance, je me suis dit que j’arriverai à trouver au sein de l’équipe des personnes qui m’aideront à créer cette vision, à la porter et à la transformer. C’est ce qui s’est produit… Nous avons aujourd’hui une équipe qui est là depuis longtemps et qui est tout autant propriétaire que moi du festival. Je ne pense pas que j’aurai accepté d’intégrer un festival très établi, certain de ses choix et où je n’aurais fait que de la programmation.
Ce qui m’intéresse réellement, c’est bien sûr l’aspect artistique très fort de ce poste mais aussi la possibilité de travailler avec des partenaires, avec des politiques et de se poser la question: comment organise-t-on un festival dans la ville? La maison communale de Plainpalais, changer les choses, gérer nos propres bars, nos propres restaurants, créer un rendez-vous culturel qui dépasse le simple cadre de l’audiovisuel… C’est tout d’un coup, pouvoir dire aux genevois: effectivement, la saison ne s’arrête pas en septembre, vous trouverez encore des endroits où vous pourrez vous rencontrer, échanger, etc. d’une manière très libre y compris en novembre avec nous. Se battre pour essayer de changer un tout petit peu la ville dans laquelle tu habites, c’est une démarche intéressante. Faire que le public s’approprie ce festival. 

D’un signe de la tête, j’abonde dans ce sens. J’aurai d’ailleurs du écrire dès le début, il y a un pré-Cuénod ET son équipe et il y a un post-Cuénod ET son équipe. Autour de moi, on parle à présent différemment du festival, il a élargi ses horizons jusqu’à susciter la curiosité d’un large public. Rétrospectivement, Emmanuel s’en rend compte aussi. Il me fait part des partenariats importants avec Cannes, Locarno… Quelque chose s’est produit. Cette notion de Tous Ecrans, elle est établie, elle est dans le présent, le concret. Et à ceux qui se demandent encore si ce festival s’adresse uniquement à des geeks (avec sa réalité virtuelle, son oculus machin truc bidule super chouette), laissez moi vous dire qu’Emmanuel et je le cite: “je suis la personne la moins technologique au monde. Je me fiche de savoir quelle est la technologie qui fait tourner ceci ou cela. Il en va de même pour le cinéma. Analogique ou numérique, c’est du cheni. La réalité, soit tu as une oeuvre, soit tu n’en as pas.”

D’autres questions? Et bien oui, deux en l’occurence:
Le box office suisse 2015: Spectre 007, Minions et Fast & Furious selon procinéma. Un commentaire? Et pendant que j’y suis, dans une interview récente dans Le Point, le réalisateur d’El Topo, a déclaré: “Le cinéma, maintenant, c’est de la merde industrielle”. Un autre commentaire?
Alors… je n’ai pas ce rapport conflictuel avec l’industrie du cinéma. En ce qui concerne les trois films, ils sont très différents les uns des autres.
Vous les avez vu?
Oui.
Vous avez vu Minions????????
Oui bien sûr avec ma fille. Bien entendu. Elle avait très envie de le voir et je n’allais certainement pas m’y opposer. Ce n’est pas parce-que tu fais un film “dans le système” ou dans l’industrie et à des fins industrielles, que tu fais des mauvaises choses. J’ai toujours défendu cette idée, même lorsque j’étais critique de cinéma à la Tribune de Genève. Il y a du bon et du mauvais cinéma industriel, comme il existe du bon et du mauvais cinéma d’art et d’essai. Et avec la même force. Ce n’est pas parce-que tu as fait de l’art et d’essai en faisant un plan fixe de 152 minutes d’une image crapoteuse en noir et blanc, avec une idée totalement nombrilisme que tu vas faire un grand film. Hitchcock ou John Ford ont réalisé de grands films et si tu ne te dis pas que c’est du cinéma industriel, qu’est-ce-que c’est?
Opposer tout cela ne fait aucun sens pour moi.
Par contre, la remarque de Jodorowsky est intéressante mais je dirai les choses un peu autrement: je dirai qu’aujourd’hui en Europe, on tourne chaque année 1’700 films. Il y a dix ans, on en tournait la moitié. Je ne dirai pas que c’est industriel, c’est entre l’industrie et l’artisanat, mais il y a une espèce de folie qui s’est emparée de tous les systèmes pour qu’on tourne plus, qu’on fasse plus de films, plus d’images et on en a pas besoin. La réalité, c’est que personne n’a besoin d’une production européenne de 1’700 films. Et personne n’a besoin d’avoir 100 films produits en Suisse. Le danger, ce n’est pas qu’il y ait plus de merde. Il y en a toujours eu et dans ce sens, je ne suis pas d’accord avec Jodorowosky. Le problème, c’est de trouver les bons films tant l’offre est abondante.

La rumeur court que le FTE 22e édition sera très rock avec notamment la première suisse de Gimme Danger de Jim Jarmusch retraçant l’histoire du groupe mythique The Stooges et de son leader Iggy Pop.
Oui, c’était pour donner le ton. Le même soir, il y aura aussi un documentaire – Subland – sur le groupe de rap français Odezenne qui sera en concert à l’Usine et viendra nous rendre visite ensuite.
L’idée, c’est moins d’être rock que d’être lascif, sensuel et ouvert au fait qu’on a le droit de disposer de son corps et de son esprit librement. Je pense qu’on revient à un moment de l’histoire qui est plus conservateur. Les gens ont besoin de se sentir dans des normes sociales bien établies et je trouve cela dangereux. La plus grande menace de la société, pour moi, ce n’est pas le terrorisme, mais notre réaction face au terrorisme. Il se trouve que l’année dernière, nous avons terminé le festival avec les attentats de Paris. Nous avons tous été choqués. Mais moi, j’ai continué à l’être. Et je témoigne depuis d’une société qui régresse. J’ai le sentiment qu’aujourd’hui, on tolère la violence parce-qu’elle a été provoquée.
Le système répond à nos peurs en les enfermant, ce qui encourage des comportements réactionnaires et de moins en moins tolérants. Socialement, on accepte d’être dirigé par la peur et de régresser parce-qu’on a peur. Mais on a peur de quoi? De l’avenir? Mais c’est l’histoire de l’Homme! Tout est aujourd’hui terrorisant: les rapports entre les gens, l’écologie, le système financier, la religion, le sexe. Ce sont les anti 70s.
Alors nous en tant que festival, nous n’allons pas pouvoir changer grand chose, mais pendant 9 jours, nous allons ré-affirmer que la lascivité, la sensualité, l’envie d’échanger, de voir des choses importantes, l’envie de rire, l’envie de s’en foutre, sont valables. Gimme Danger et Iggy Pop, le survivant, incarnent le sexe, la famille, le clan, le rire. Des choses qui comptent. 

Voilà qui est dit. Et dites-moi, vous allez encore nous faire le coup d’un invité surprise annoncé à la dernière minute? (Pour info, l’année dernière, l’invité surprise était Anton Corbjin…)
(Sourire)… Il y aura plusieurs invités et il y aura plusieurs surprises…

Je ne sais pas vous, mais moi, j’adore les surprises. En les attendant, comme d’habitude, Emmanuel Cuénod s’est prêté au jeu des Bigs questions que voici avant de vous retrouver, chers fidèles lecteurs, du 4 au 12 novembre pendant le Geneva International Film Festival Tous Ecrans.

Un lieu qui te ressemble
Ne sachant pas à quoi je ressemble, il m’est difficile de répondre.
(et comme je n’avais pas de miroir sur moi, il faudra vous contenter de cette réponse)
Ta cantine officielle
À midi, le thaï Ka Chon. On peut me trouver souvent au restaurant coréen Kimchi à la rue de Carouge. Le Café de la Limite reste une adresse formidable en toute circonstance quand tu veux manger bien et beaucoup. Il y a aussi ce très beau restaurant en vieille-ville, italien, La Favola.
Chocolat noir ou au lait?
Noir et très noir.
Ton objet fétiche
Une sculpture indienne d’un boeuf en bois du XVIIIe siècle. Sinon n’importe laquelle de mes montres (me dit-il en portant une Tudor)
Ton livre de Robinson
Probablement Buddenbrooks de Thomas Mann car il est très long et complexe, donc tu peux le relire sans cesse. L’histoire de France de Jules Michelet aussi car il fait 15 tomes et que j’en suis au 4ème. Parmi les écrivains, il y a Nabokov, Faulkner et Shakespeare…
Le film que tu as vu 40’000 fois?
Conan le Barbare (sans aucune hésitation). Et j’ai découvert très tardivement, que Conan Le Barbare, c’était le même film qu’Apocalypse Now. C’est la même histoire: un guerrier fait un périple pour retrouver son père spirituel et va le tuer. Le scénario d’Apocalypse Now a été co-écrit par John Milius, le réalisateur de Conan le Barbare. Après, Pink Floyd The Wall que j’ai du voir un million de fois pendant l’adolescence. Et Le Guépard de Visconti.
Un artiste sur ta playlist
Là aussi il y en a beaucoup. Disons plutôt un artiste français, car j’aime la chanson française. Si c’était un artiste pour toujours, ce serait Tom Waits. Mais un chanteur comme Dominique A m’accompagne depuis longtemps.
Le super-héros que tu aurais voulu incarner
Celui que j’aime le mieux, c’est Batman car ce n’est pas un super-héros. Il a compris qu’il fallait mettre un costume pour faire peur aux gens.
Un site internet dont tu es accro
Bookings.com ou IMDB pour le travail et comme tu peux le constater, je ne suis pas “technologique”. Quand je suis chez moi, je n’ai pas le temps de m’occuper d’internet. J’ai ma fille, des amis, des amours, l’envie de lire… Je ne musarde pas sur le net et ce n’est pas ma génération, je ne suis pas né le nez dans le net.
Jamais sans…
Ma fille. Comme le titre du livre à la con.

Photographie Magali Girardin

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