
Un jour, je m’en irai sans en avoir tout dit de Jean d’Ormesson au fond de mon sac, j’ai patienté jusqu’à ce que le ciel se couche, sur ta peau de louve, car ce matin là, je me suis réveillée pour rencontrer un Chou Wasabi.
Je l’ai connu Lolita à travers un petit écran avant qu’il ne devienne le Bichon de son public; aujourd’hui, il est un LØVE de scène. Qu’est-ce qui a changé?
“Rien n’a changé dans la définition des titres de ses deux albums; ce qui a changé, c’est ce qu’il se passe au coeur des chansons. Entre le Bichon et ce LØVE là, moins de questions handicapantes se posent, je me sens plus ancré dans mon écriture et dans mes mots. Après, je ne peux pas véritablement faire une analyse de mon travail. »
Il cherchera ses mots pour s’expliquer sans y parvenir, la pudeur de rigueur, la prétention inexistante… il finira par dire:
“je suis mal placé pour parler de ma propre évolution; j’écris parce que cela vient, parce que les choses sont là.”
Face à lui, assise dans les loges du Thônex Live, je lui demande de s’attarder sur ses questions handicapantes:
“Il arrive de douter de sa place parce qu’on a trop envie de ressembler à d’autres artistes qu’on admire: une référence est forcément lourde et il faut du temps pour la digérer. Bizarrement, lorsqu’enfin, on s’accepte tel qu’on est, à tout niveau – artistiquement et humainement – ces questions de place, de légitimité s’échappent assez vite et cela fait du bien. Aujourd’hui, ma façon de chanter, mon spectacle et mon disque sont cohérents avec ce que je suis en tant qu’homme.”
C’est ainsi que Julien Doré accepte de rentrer dans le vif du sujet que je lui impose en quelque sorte: il ne s’esquive pas et prend le temps de répondre. Ce qu’il esquive cependant c’est le regard de l’autre: est-ce de la timidité? (dont il ne fait nullement preuve sur scène) ou la recherche concentrée de répondre avec exactitude? Je n’ose bien sûr lui demander: que voulez-vous, je laisse son charme de dandy opérer et j’enchaîne sur ses références, histoire de vérifier si la provocation fait toujours partie de son vocabulaire.
Car beaucoup parlent de lui en le comparant à Gainsbourg alors moi, je me demandais si les 54 secondes de je vais t’enculer, était un hommage au fameux “I want to fuck you” adressé à Whitney Houston?
“Ce n’était pas pensé ainsi. C’était une série de cinq premières chansons bien avant mon premier groupe Dig Up Elvis quand j’étais aux Beaux-Arts. Elle se base d’ailleurs sur le même principe que lorsque je reprends aujourd’hui une chanson de K-Maro et que je la transforme musicalement pour en faire quelque chose de beaucoup plus susurré et sensuel. Les couplets instauraient une histoire d’amour un peu fleur bleue alors que le refrain était extrêmement brutal. C’était une première ébauche d’une réflexion artistique lourdement influencée par le milieu des Beaux-Arts à mi-chemin vers la musique. Aujourd’hui, entre l’art contemporain et la musique, j’ai choisi mon camp.”
Mais alors, provoquer, est-ce aimer?
“Justement, non je ne crois pas. Je pense que cette chanson là appartient à une époque où je pensais que la provocation attirait forcément l’écoute ou le regard. C’est une énorme connerie, surtout dans le monde dans lequel on vit. Je pense que, plus il y a de cohérence avec ce que l’on est en tant qu’être humain et avec les gens qui nous entourent et qui nous aiment d’une façon très sincère et très simple, plus l’écoute d’autrui devient facile et respectueuse. Je n’en avais pas conscience pendant mes études aux Beaux-Arts où j’apprenais plutôt l’inverse, de se dissocier des uns et des autres, de créer des élites et je comprends pourquoi aujourd’hui le cinéma d’auteur se casse la gueule. On ne peut pas tout avoir, on ne peut pas choisir son public et en même temps obtenir des financements. Et bien les Beaux-Arts, c’était la même chose: on m’apprenait à communiquer, mais à communiquer de manière isolée pour des petits groupes dits “éduqués”. Tout cela, je l’ai fui pour juste cracher mes textes, mes mots, ma sincérité et mon ventre quand je suis sur scène… Et ne donner que quelque chose d’instinctif, de pur et de brut. Mais que j’offre et que je ne donne pas par provocation. Alors bien sûr, il y a du second degré, un peu d’humour, et c’est normal car tout le monde comprend le second degré et l’humour. La provocation est souvent issue de gens peureux, des gens qui ont peur de l’autre. Aujourd’hui, moi, je n’ai pas peur; au contraire, j’ai enfin compris que ce qui me nourrit le plus, c’est de partager avec l’autre.”
Julien Doré n’a donc plus peur et il nous écrit en chanson tais-toi ce soir je vous quitte; craint-il peut-être seulement qu’un jour, il s’en ira sans en avoir tout dit à travers sa musique?
“Cette chanson est un départ; elle vient d’une volonté de quitter mon corps, de ne plus avoir ce poids… ce rythme cardiaque qui définit mon tempo de vie. Dans cette lettre, car cette chanson est une lettre, je ne pense pas avoir peur de ce qui doit m’arriver… si je dois partir, je partirai. C’est un des drames de notre époque: cette façon terrifiante de vouloir lutter contre le temps, les cycles évidents que l’on ne peut pas contrôler: le jour se lève, il y a des saisons, on ne peut pas avoir tout, n’importe où, à n’importe quel moment. La société d’hyper-consommation nous fait croire qu’on peut avoir accès à tout, en permanence et que cet accès là mène au bonheur. Je me rends compte que j’arrive à être heureux juste en regardant les choses qui m’entourent et en ayant pleinement conscience de ne pas être le maître de ce temps qui passe. Je suis né en 1982, j’ai grandi, un jour le déclin arrivera et c’est ainsi, nous ne pourrons jamais lutter contre cela et je l’ai accepté: je n’ai pas peur de vieillir. Après la crainte de ne pas en avoir tout dit, forcément, mais mon message n’est pas unique; je ne suis qu’une toute petite parcelle d’un certain nombre d’artistes, de gens qui créent et partagent. Un petit bout de temps. Mais si pendant que j’occupe ce petit bout de temps, je le fais avec force et sincérité, je n’aurai peut-être pas l’impression d’en avoir tout dit, mais d’avoir fait ma part.”
C’est à ce moment-là que je lui présente le livre de l’auteur dont le nom est tatoué sur sa peau (de LØVE) et je lui demande de le dédicacer. Il écrira:
“Un jour, je m’en irai sans en avoir tout dit, car le silence avait raison de nous. LØVE, Julien”.