Tombe de Gabrielle Chanel au cimetière du Bois-de-Vaux, My Big Geneva

Le cimetière a revêtu son habit estival. L’univers de Coco Chanel était fait de noir et de blanc. Un contraste autour de tant de couleurs. Dans une petite cour délimitée par une haie d’arbustes, le blanc immaculé de la tombe défie le temps.

 

Ornée de 5 têtes de lion, le 5 étant son chiffre magique et le lion, son signe astrologique, la sépulture est discrète tout en étant majestueuse. Les détails symbolisent son univers, ses petites particularités qui ont permis à sa maison de couture de conquérir le monde. Les pattes d’un lion décorent les pieds du banc juxtaposé à sa tombe, le blanc représentant la couleur de sa fleur préférée – le camélia – et le célébrissime 5.

 

Les détails font la différence

 

Le luxe selon Chanel est un luxe invisible et simple au regard. Elle rejette toutes les valeurs du XIXe siècle qui la précède et livre à Paul Morand que le luxe est de dépenser beaucoup d’argent sans que cela se voie.

En cela, sa dernière demeure lausannoise, au sein du Bois-de-Vaux lui est fidèle. On ressent la richesse mais on ne la subit pas. Et l’œil averti est attisé par ses codes devenus universels; une fois les codes réunis, on obtient le total look constitué de détails qui ont tous une raison d’être:  de la chainette dorée permettant ainsi de plomber une veste, les fameuses surpiqûres à l’image du matelassé 2-55 permettant de renforcer la texture du Jersey – textile qu’elle découvre tout à fait par hasard pendant la première guerre mondiale en pleine pénurie – les boutonnières, jamais fictives sont tantôt en forme de tête de lion, de camélia ou siglées du double C.

Oui, le monde de Gabrielle Chanel est constitué de ces détails si personnels et va jusqu’à en prévoir l’importance sur son fief du repos éternel. Et en admirant ce lieu, en s’imprégnant de sa magie, il nous emporte à travers le fabuleux destin de Mademoiselle Coco Chanel qui débute un 9 août 1883.

 

Élaborer son propre mythe

 

Orpheline, Gabrielle Chanel va tout au long de sa vie manipuler la vérité sur son histoire et ainsi participer à l’élaboration de son propre mythe. Elle ira même jusqu’à faire rédiger par Louise de Vilmorin ses mémoires qui font d’elle une enfant de bourgeois paysan, entourée de luxe. Selon Guillaume Ermer, à la source de la création, il y aurait un désir de revanche et l’enfance de Gabrielle fut une enfance malheureuse, sans amour qui suscite cette revanche qu’elle prendra au travers de la création. Elle confesse à Paul Morand que son enfance était « l’enfance d’une orpheline, recueillie, d’une sans maison, d’une sans amour, d’une sans père ni mère. »

Alors elle romance une vie solitaire. Elle pousse la chansonnette en 1906 Qui qu’a vu Coco dans l’Trocadéro, le public d’officiers et hommes de garnison réclament un bis en criant “Coco, coco!”, elle transforme cette réalité en relatant que son surnom, qu’elle gardera toute sa vie, lui vient de son père. Au sein de son public de music-hall, plusieurs hommes vont participer à la création de l’empire Chanel.

 

Les Hommes qui l’élèvent

 

Etienne Balsan lui ouvre les portes de ce demi-monde, théâtralisé par Dumas fils dans sa pièce où il matérialise cet univers comme une élévation sociale pour ses femmes qui sont parties d’en bas et Coco découvre l’art équestre à Royallieu. Gabrielle a 26 ans lorsqu’elle assiste à l’entrainement des chevaux de Balsan au champ de courses du Midi et élabore son style décrit dans l’Irrégulière, d’Edmonde Charles-Roux, adapté au cinéma par Anne Fontaine « col blanc, cravate et canotier. »

 

Elle cherche à se différencier et surtout à ne pas ressembler à une cocotte.

Le second homme qui participera cette fois-ci financièrement à l’empire de Coco est un Anglais qu’elle rencontre lors d’une promenade équestre. Arthur Capel, surnommé Boy finance sa première boutique à Deauville, une boutique de chapeaux aux côtés des fameuses planches qui très vite se retrouve achalandée de blouses, vestes et marinières.

 

Mademoiselle Chanel en 1914 assiste selon Paul Morand « à la mort du luxe, au décès du XIXe siècle, à la fin d’une époque. » Le style Chanel va participer à ce bouleversement et va inventer ce que Danièle Bott appelle « la pauvreté des milliardaires (tout en dînant dans la vaisselle d’or), la simplicité ruineuse, la recherche de ce qui n’attire pas l’œil. » Le luxe de Chanel se manifeste dans la perfection de l’invisible, elle-même le décrit comme contraire à la vulgarité et non à la pauvreté. La guerre éclate, les tissus viennent à manquer et le fournisseur Rodier n’a de choix que de proposer un vulgaire jersey à Gabrielle.

 

A sa grande surprise, cette contrainte va permettre à Gabrielle de révolutionner le vêtement.

 

A travers Etienne Balsan puis Arthur Capel, Gabrielle rentre dans le cercle fermé de la haute bourgeoisie. Ces deux rencontres sont primordiales à son succès: les vêtements qu’elle crée ne s’adressent pas à sa propre catégorie sociale mais bien à celle qu’elle découvre au travers de ces deux hommes. L’entourage donc de Chanel va être un élément prépondérant à la construction de son empire: non seulement car ses clientes sont issues de ce milieu mais aussi car ce milieu va influencer son style. Picasso, Cocteau, le duc Bend’or de Westminster lui inspireront le tailleur en tweed.

 

L’entourage de Coco Chanel

 

Diaghilev, Misia Sert, Henri Bernstein, Jean Marais résument l’entourage de Coco Chanel et participe à l’émancipation du total look chanélien.

Depuis 1911, ce total look est accompagné d’une fragrance, véritable révolution à l’époque puisqu’elle concentre 85 ingrédients, trop de jasmin par mégarde, dont le flacon est habillé tout simplement d’une étiquette écrite en noir sur fond blanc et qu’elle nomme No5. Mais outre ses talents de créatrice de mode, Mademoiselle Coco se révèle être aussi un fin stratège.

 

Le lancement du parfum est célébré au sein d’une des meilleures tables cannoises, sous lesquelle, Coco Chanel dissimule un atomiseur qui parfume la salle de No5. La fragrance interpelle, subjugue. De retour à Paris, Mademoiselle offre quelques flacons à ses illustres clientèles, lesquelles conquises en redemandent encore. Cependant, la créatrice de la Ford signée Chanel ne cède pas, limite la production et crée ainsi la rareté du parfum, ingrédient primordial au luxe.

 

Et la chance lui sourit outre-Atlantique lorsque Marilyn Monroe déclare qu’elle ne porte la nuit que quelques gouttes de son parfum. La fragrance devient ainsi légende, bradant le temps au travers de ses effigies telles que Vanessa Paradis, Anna Mouglalis, Nicole Kidman ou encore Audrey Toutou. Aujourd’hui, Chanel No5 est le parfum le plus vendu au monde. L’empire chanélien a donc un style, dorénavant un parfum, reste à conquérir l’accessoire afin de parer la femme ultimement.

 

Et à nouveau, Coco Chanel surprend de contradictions: en 1924, elle ouvre un atelier de bijoux fantaisies, mêlant pierres semi-précieuses et strass mais huit ans plus tard, au lendemain du krach de 1929, Mademoiselle Chanel fait preuve d’extravagance en présentant « Bijoux de diamants » sa première collection de Haute Joaillerie où les diamants montés sur du platine sont posés sur des mannequins en cire.

 

L’ange exterminateur du style XIXe siècle

 

Au sommet de sa gloire, en septembre 1939, « l’ange exterminateur du style XIXe siècle » comme il plaît à Paul Morand de nommer Mademoiselle Coco, ferme ses ateliers de couture à 55 ans.

Les raisons de cette cession d’activité sont multiples: la concurrence que l’on nomme tantôt Schiaparelli, tantôt Madeleine Vionnet est grandissante, forçant Coco la casanière à se montrer, sa vie personnelle est semée de deuils d’amour et d’amitié, la tension politique et sociale française est à son paroxysme. Elle confie à Paul Morand de cette période qu’elle ne se prêtait plus aux robes et va s’en suivre un long exile, rempli d’amertume. Elle trouve refuge à Lausanne et pendant 15 ans, la Suisse lui permet de faire son deuil, d’apaiser son inquiétude et finalement, elle fait de la région lausannoise sa principale demeure. En août 1953, le nom Chanel « n’évoque plus pour beaucoup qu’un célèbre parfum » selon Henry Gidel.

Le nom en vogue est Dior. Le 12 février 1947, un ancien modéliste de Lelong, financé par Marcel Boussac, grand industriel du textile, présente sa première collection au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale au 30 avenue Montaigne, au sein d’un hôtel particulier. Et ainsi renait la Haute Couture française d’après Guerre.

 

La renaissance

 

Est-ce le new-look favorisant un retour aux corsets et guêpières que Gabrielle Chanel a tant combattu qui la pousse à revenir sur le devant de la scène? Est-ce les promesses de vente du fameux No5 qui avec un retour triomphal de sa maison de couture permettrait d’accroître la publicité autour de la marque et de dynamiser les ventes? Est-ce l’ennui? Le besoin d’accomplir son destin, de prendre à nouveau une revanche sur sa tragédie amoureuse?
Peu importe finalement les raisons qui amènent Mademoiselle, le 5 février 1954 à défrayer à nouveau la chronique en présentant sa nouvelle collection après une longue absence. La presse du Tout-Paris l’accable alors que Bettina Ballard, rédactrice du magazine Vogue aux Etats-Unis, vêtue d’un des fameux tailleurs de la collection, fait l’éloge d’un style qui flatte le pragmatisme américain.

 

 

Admiration & Amour

 

Au crépuscule de son décès, le fameux tailleur fait partie intégrante de la garde-robe de l’élite féminine. Son succès se démocratise au point où des copies non autorisées apparaissent. Mais la position de Chanel face à la contrefaçon est sans équivoque et elle confie à Paul Morand:

« Racine et Molière n’ont jamais eu à souffrir des institutrices. A la page d’un plagiat, il y a admiration et amour. »

Ornée de 5 têtes de lion, la couleur blanc immaculé du camélia, l’inscription sobre de Gabrielle Chanel, la sépulture de celle dont Malraux dira qu’elle est une figure aussi importante que De Gaulle et Picasso de son temps, symbolise à elle seule le fabuleux destin d’une femme qui a révolutionné la mode, laissé une empreinte indélébile.

Mademoiselle Coco Chanel qui a pansé ses blessures de cœur en s’acharnant tel un despote sur son travail, s’éteint un dimanche 10 janvier 1971, ironiquement le jour où sa maison de couture est fermée.